LE RAID D'UNE ESCADRE D'AVIONS SUR LUDWIGSHAFEN
Le raid heureux que dix-huit avions
français ont accompli, le 26 mai 1915, pour aller bombarder l'usine
de produits chimiques de Ludwigshafen-sur-Rhin, dans le Palatinat bavarois,
a été l'un des événements de guerre marquants
de la dernière semaine.
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Trois absents quand fut photographié le groupe.
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Les pilotes et les observateurs qui ont participé
à l'expédition de Ludwigshafen.
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Cette expédition en flottille avait été
longuement et minutieusement préparée. C'était avec
une impatience difficile à contenir que chacun des pilotes qui devaient
y prendre part attendait l'heure où le signal serait donné
de gagner l'air pour cette grande entreprise.
Les appareils avaient leur plein d'essence pour
sept heures de marche. Les uns devaient emporter six obus de 90, les autres
un obus de 155 et deux de 90. Mais une longue série de mauvais temps
retarda l'heure de l'action. Pendant des jours, le vent souffla du Sud-Ouest
avec une violence telle que toute tentative de vol était condamnée
d'avance à l'insuccès. En vain, chaque matin, les aviateurs
montaient, vers 2 h. ½, sur le terrain. Il leur fallait revenir
au cantonnement pour y ronger leur frein. Ils savaient d'ailleurs quelles
difficultés ils auraient à vaincre.
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Les aéroplanes de l'escadre aérienne
qui a bombardé Ludwigshafen
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D'abord, il leur fallait s'élever assez rapidement,
avec la lourde charge qu'ils emportaient, à la hauteur de 2000 mètres
qu'ils devaient gagner pour franchir les lignes ennemies avec le minimum
de risques.
Puis ils avaient à couvrir, aller et retour
du point de départ au but à atteindre, une distance de 400
kilomètres, et tout vent contraire un peu fort surprenant la flottille
achevait en désastre cette aventureuse expédition ; or, dans
les huit jours qui précédèrent le 26 mai, on eut presque
constamment des vent de 80 kilomètres à l'heure.
Restait en dernier lieu le risque permanent des
canons et des aéroplanes allemands
Enfin, le grand jour venu, on partit à 3
heures du matin.
Afin de gagner du temps, les appareils franchirent
presque tous le front ennemi à des altitudes variant entre 1500
et 1800 mètres.
Un moment, le soleil levant aveugla les hardis pilotes
; puis, entre Sarrebourg et Saverne, ils essuyèrent une canonnade
violente : menus ennuis de ce début d'aventure sur lesquels
tous étaient blasés.
Un peu plus tard, ils descendirent la vallée
du Rhin, se dirigeant sur Mannheim, en survolant, par précaution,
les forêts du Hardt, afin d'éviter d'être vus et signalés.
Au bout de trois heures de vol, la vaillante petite
armada aérienne, était sur l'objectif, reconnaissable à
de nombreuses fumées.
Car tout un quartier de Ludwigshafen n'est pour ainsi
dire qu'une immense usine, dont une annexe s'étend sur Oppau, tout
voisin. C'est le centre, le siège, le laboratoire formidable de
la Badische Anilin und Soda Fabrik, fondée, en 1865, à
Mannheim sur Neckar dans le grand-duché de Bade, d'où son
nom de Badische, puis transférée en face, à
cinq kilomètres, sur la rive gauche du Rhin, à Ludwigshafen,
- avec une succursale en France, à Neuville-sur-Saône, près
de Lyon, pour le dire en passant.
Avant la guerre, l'usine de Ludwigshafen se consacrait
surtout à la fabrication des couleurs d'aniline. Depuis le commencement
des hostilités, elle s'était transformée, au prix
d'un effort considérable et vigoureusement dirigé : c'est
de la qu'en ces derniers mois sortaient en grande partie les produits nitriques
nécessaires à la confection des explosifs ; un procédé
nouveau permettait de fabriquer, à bas prix, l'acide indispensable
et de se passer des nitrates naturels, que le blocus des côtes empêchait
d'arriver d'Espagne et d'outre-mer.
C'est cette usine de première nécessité,
qui fournit les deux tiers des explosifs utilisés par l'armée
allemande, qu'il s'agissait de détruire, ou tout au mois de paralyser
pour longtemps.
Les aviateurs étaient munis de toutes les indications
suffisantes, nantis de cartes précises et de photographies. Chacun
savait quel point il lui fallait viser. Arrivés à 2 kilomètres
du but, ils se séparent en deux groupes, l'un se dirigeant sur Oppau,
l'autre sur l'usine-mère de la Badische Anilin und Soda Fabrik,
à
Ludwigshafen.
En un quart d'heure, plus d'une tonne d'explosif était
à terre, et, en s'éloignant du théâtre de leur
superbe exploit, les pilotes pouvaient jouir de ses effets : de fortes
colonnes de fumée crevaient les toits, emplissaient l'air, la flamme
des explosions jaillissait des hautes cheminées comme de la gueule
d'un canon, tandis que le personnel, affolé, s'enfuyait de toutes
parts. En un feu violent était ouvert contre les avions, d'Oppau
même, d'une part, et, plus loin, d'un vaste hangar de dirigeables
établi sur la rive droite de la Moselle.
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Le commandant De Goys
L'adjudant Bunau-Varilla
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Ce succès fut malheureusement payé
d'une trop chère rançon : au retour, les hardis aviateurs
eurent la douleur de voir soudain descendre un des dix-huit aéroplanes,
celui que montaient le commandant de l'escadrille, le chef de bataillon
De Goys, et l'adjudant Bunau-Varilla, - récemment cité à
l'ordre du jour. Du moins les deux captifs eurent-ils la présence
d'esprit de détruire leur appareil : leurs compagnons virent, de
là-haut, flamber l'avion auquel ils avaient mis le feu. Les dix-sept
autres appareils, en modifiant leur route au retour, regagnèrent
leur camp sans avaries, à la grande déception de ceux qui
les guettaient en bas, sur le trajet qu'ils avaient pris à l'aller
: autocanons et train armés de canons qui ne purent les tirer que
de loin, et sans succès.
>> Cette expédition, dit le
communiqué officiel qui en a rendu compte, cette expédition
qui montre à quel degré d'habileté et de courage sont
parvenus nos pilotes, constitue le plus beau fait d'armes aérien
qui ait encore été accompli.<<
C'est en effet la première fois qu'un groupe
entier accomplit une mission de ce genre. On avait, jusqu'à présent,
pour des entreprises n'ayant d'ailleurs pas la même envergure, fait
appel à des volontaires, et elles conservaient ainsi un caractère
sportif en même temps que militaire. Mais maintenant l'organisation
de l'aviation militaire française est telle que, recevant un ordre,
toute une formation homogène est prête à partir pour
l'exécuter.
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Plan et vue à vol d'oiseau des usines
de Ludwigshafen
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-sur-Rhin, d'après une brochure-réclame. |
Ajoutons encore que les recommandations les plus expresses
avaient été adressées, au départ, à
tous ceux qui composaient l'expédition de Ludwigshafen, afin qu'ils
s'appliquassent à lui conserver son caractère strictement
militaire, à viser exclusivement les objectifs qui leur avaient
été désignés. Mais ce sont là des scrupules
qui doivent bien étonner l'ennemi. |